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Le Blog des Chroniques de l'Autre Côté. Ce blog est dédié à l'univers des chroniques de l'autre côté, le monde issu des romans de Benoit Delain.

Livre 13 : Nouvelle : Le Tueur du Val. Partie 3

Blackstaff

Livre 13 : Nouvelle : Le Tueur du Val. Partie 3.

 

« Voyons…

Une boite sert évidemment à recueillir quelque chose. Si le sang qui était dedans a disparu, il est raisonnable de penser que le Sénateur Prodicos a emporté la boite à la toute fin de la partie et l’a vidé pour probablement la cacher ensuite quelque part. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’une possible troisième partie est venue la récupérer pour la poser sur le cadavre.

Ce qui nous amène à deux questions très intéressantes : qui a emporté la boite en dernier et, surtout, qu’est-ce que le Sénateur Prodicos a fait du sang ? »

Aléthéïa chercha Reimès du regard, mais il ne lui répondit pas, les yeux toujours plongés dans ceux terrorisés d’Astèr. Garder le contrôle de sa proie était sa priorité.

« Commençons par mettre de côté pour le moment la question du voleur de la boite, à supposer même que son identité soit un jour dévoilée…

Les sentiments du Sénateur Prodicos, tout à l’heure, nous ont en effet amplement confirmé à quel point la vue du sang suscitait chez lui une joie morbide. Ce qui pointe clairement vers l’idée qu’il a bel et bien disposé du sang après le jeu.

Sarina.

Où en êtes-vous de la fouille du palais ?

       - C’est que tout est carré dans cette maison, Treizième édile… Il n’y a pas de sculptures, de peintures, de mosaïques ou même la moindre décoration, pas le plus petit indice à exploiter. Ce n’est qu’une suite sans fin de lignes droites, de carrés et de rectangles entremêlés. Rien ne dépasse là-dedans ! Il nous faudrait des années pour casser chaque mur, démonter chaque meuble et fouiller dans les moindres recoins ce qui…

       - Ce ne sera pas nécessaire, Sarina.

       - Treizième Édile ? »

Aléthéïa plia les genoux pour se mettre à la hauteur d’Astèr. Celui-ci garda sa tête tourné vers Reimès, mais pointa le coin de ses yeux divaguant vers elle.

La Treizième Édile leva alors très lentement son doigt du bas vers le haut juste devant ces deux yeux fous qui le suivirent en grognant de plus en plus audiblement, au fur et à mesure que le doigt apparaissait devant lui.

« Sarina !

C’est ce doigt qui dépasse, cette ligne qui se démarque du reste que vous cherchez au milieu des carrés et des rectangles. Trouvez-moi le seul mur, meuble ou panneau de bois où il se trouve et fouillez-le de fond en comble !

Notre Sénateur a manifestement une phobie pour les objets pointus… »

Une lumière passa dans les yeux de l’assistante.

« J’y cours, Treizième Édile ! »

Souriante, Aléthéïa se releva. Puis elle se tourna vers lui et sembla hésiter un bref moment, mais finit quand même par se lancer :

« Sénateur Ny…

Vous me voyiez bien marri d’avoir à insister, mais cette affaire est encore loin d’être résolue et vous faites toujours partie des suspects. Je dois donc avoir une réponse à ma question de tout à l’heure.

Nous savons maintenant que vous avez tenté par deux fois de mettre fin au jeu scandaleux du Sénateur Prodicos. Nous savons aussi que malgré le lien d’amitié qui vous lie, vous n’avez pas hésité à jouer le jeu de la Confrontation Judiciaire en narrant la soirée très exactement comme on vous l’a rapporté. Alors pourquoi une rage pareille…

        - Mais c’est cela même, Treizième Édile ! Comme mon père, je m’efforce d’être fidèle, fidèle à mes convictions, à mes amis et à ma parole. Alors, qu’y-a-t-il de si étonnant à ce que je n’accepte pas si facilement qu’Astèr m’ait caché qui il était vraiment ? »

C’était ce que Grand-Frère aurait dit, mot pour mot. Mais ce n’était sans doute pas ce que Reimès aurait dû ressentir. Il y avait autre chose qui expliquait une rage aussi incompréhensible chez lui, mais il n’arrivait absolument pas à mettre le doigt dessus…

Aléthéïa hésita, mais sembla finalement convaincue. Quant à Astèr, il le regarda la bouche entrouverte, une lueur de peine et de regret passant dans ses yeux. S’il était vulnérable à ce point-là, peut-être était-il en effet temps d’en finir…

« Astèr.

Moi-aussi, je vous considère comme un ami. Je vous ai même promis de faire pour vous tout ce que votre frère ne pourrait plus jamais faire… »

Astèr, comme Aléthéïa, sursautèrent légèrement en entendant ses mots. L’Édile sembla revivre un lointain souvenir, tandis qu’Astèr ne put retenir sa souffrance.

« Je crois qu’il est…

       - TREIZIÈME ÉDILE ! NOUS L’AVONS TROUVÉ ! »

L’assistante, Sarina, émergea en courant triomphalement du palais, un genre de jarre sombre coincée sous le bras. Elle se précipita droit vers sa supérieure et lui tendit son trophée sans attendre :

« On a découvert un espace caché derrière un panneau de bois qui correspondait exactement à ce que vous avez décrit, Treizième Édile !

Ceci est le seul objet qui s’y trouvait… »

Aléthéïa s’empara avidement de la jarre et la détailla, d’abord, d’un regard acéré sous tous les angles. Échangeant un regard furtif avec son assistante, elle ne cacha pourtant que difficilement sa déception de n’avoir rien découvert de particulier à l’extérieur de l’objet, si ce n’est qu’il y avait un liquide à l’intérieur.

« Antonin !

Veuillez scrupuleusement noter la découverte de cette jarre, comme les résultats de l’analyse que je vais pratiquer de son contenu liquide… »

De la magie d’Eau…

Les compétences de la Treizième Édile ne cessaient donc jamais d’étonner. Il s’agissait ici d’un sort assez simple qui lui permettrait de sommairement identifier la nature de chaque liquide présent dans la jarre, et, par déduction, la présence éventuelle d’autres impuretés.

Aléthéïa coinça solidement la jarre entre ses bras et prit un soin méticuleux à extraire le bouchon de liège qui la refermait sans la pencher. Le bouchon partit dans un faible craquement presque inaudible, et la Treizième Édile pencha la tête par-dessus l’ouverture…

« Du sang… »

La tête d’Astèr commença à aller et venir par-dessus le gravier.

Aléthéïa hésita un bref instant, puis plongea finalement résolument sa main dans la jarre.

« Il y a bel et bien du sang… Deux types de sang différents pour être précise… Mélangés à une très légère quantité d’huile pour la conservation, je crois… Mais il y a également comme une sorte de boue qui devait s’être trouvée dans la jarre avant…

Attendez… »

Aléthéïa prit une inspiration et enfouit totalement son bras dans la jarre jusqu’à en racler le fond. Puis elle ramena doucement sa main noircie devant les yeux de tous.

« Ce sont des cendres… »

Astèr pleura doucement au milieu des gravillons.

« Il ne s’agit pas d’une jarre. C’est une urne. »

L’assistante dansa légèrement d’un pied sur l’autre.

« Mais savez-vous de qui il s’agit, Treizième Édile ?

       - Il faudrait se rendre dans le tombeau funéraire de la famille Prodicos pour en avoir le cœur net, mais je suis tout de même à peu près certaine qu’il s’agit des cendres du petit-frère du Sénateur… »

Aléthéïa contempla avec pitié le fameux Sénateur en train de verser toutes les larmes de son corps.

« Antonin.

N’oubliez pas de noter une dernière observation au sujet de cette urne : J’y ai aussi trouvé une encoche tirée au silex à environ un tiers de son contenu. »

Elle contempla cette fois-ci Astèr avec une fureur difficilement contenue.

« Je crois qu’il est maintenant temps de clore cette enquête… Mais avant de le faire en désignant le coupable, je vais devoir vous faire mon propre aveu.

Jetons les masques, Sénateurs ! »

Toujours pleurant, Astèr sembla s’immobiliser. Et même lui, qui savait pourtant déjà tout ce qui allait suivre, ne put s’empêcher d’éprouver un certain frisson en entendant la détermination dans la voix d’Aléthéïa.

« Mon père, Rinteus Tyr, il y a maintenant quatre ans, a mené une enquête en tant que Cinquième Édile d’Otinaïkon sur une affaire de meurtre particulièrement sordide dans le palais d’un chevalier de la région, un certain Pirithoos. Trois nobles adolescents y avaient en effet passé une soirée très particulière…

Personne ne sait exactement comment ils s’y sont pris : par un jeu, comme le Sénateur Prodicos l’a fait hier, ou bien par simple esprit de vengeance et de punition peut-être ? Toujours est-il qu’une douzaine d’Asservis de la maison du seigneur Pirithoos furent retrouvés un matin avec les doigts arrachés, les membres mutilés et une profonde expression de terreur dans les yeux.

Le scandale aurait peut-être pu être évité, si on en était resté au sort misérable de ces Asservis. Mais un livreur de bois fit une découverte plus tragique encore dans le jardin de Pirithoos : le corps de votre petit frère, Sénateur Prodicos. »

Les sanglots d’Astèr s’intensifièrent.

« Les trois nobles adolescents étaient, bien sûr, Rinatos Prodicos, la victime, Astèr Prodicos, ici présent, ainsi que le fils aîné de la maison Pirithoos, Aélo Pirithoos. Du fait à la fois du meurtre, comme de l’état inacceptable de ces pauvres Asservis, le scandale s’avéra inévitable, et la pression qui tomba sur mon père fut énorme. Menos Kallir voulait un coupable, que l’enquête ne parvint pas à désigner clairement. Mon père choisit finalement l’hôte de la soirée, Aélo Pirithoos.

Contrairement à aujourd’hui, cette matinée-là, il n’y eut en effet aucun témoignage clair sur ce qui s’était passé… »

Aléthéïa lui jeta un bref regard reconnaissant.

Malgré ce qu’il avait fait et la vérité derrière ce meurtre, Reimès lui sourit légèrement en réponse. Sur ce point-là, il était sincèrement prêt à accepter ses remerciements.

La Treizième Édile mit l’urne bien en évidence devant elle :

« Grace à cette urne, je peux maintenant lier les deux affaires l’une avec l’autre, et réclamer à notre Sultar tous les documents de l’affaire précédente. Et je peux déjà vous dire que les ressemblances sont nombreuses… »

Elle jeta un regard implacable sur la forme prostrée d’Astèr au sol.

« Savez-vous comment l’exil du chevalier Pirithoos s’est terminé il y a deux ans, Sénateur ? En suicide, évidemment… »

Elle laissa passer un silence, à peine entrecoupés par les sanglots d’Astèr.

« Je ne suis pas votre juge, Astèr Prodicos. Je ne vous condamnerai pas, car ce n’est évidemment pas la mission d’une enquêtrice. Ce sont tous les membres du Sénat réunis en assemblée dans la capitale de l’Empire, Asulon, qui le feront.

En revanche, ma mission n’est pas terminée pour autant, et j’entends bien la mener à son terme. Il est temps de livrer ma vision de ce meurtre, le nom du coupable et d’obtenir, enfin, des aveux de sa part. »

Elle inspira profondément.

« Aster Prodicos, vous avez tué Adolis Kleptèr. »

Il devait bien avouer que le son d’une personne si sure d’elle-même se trompant si lourdement restait la partie la plus fascinante de sa mission…

« Après votre jeu scandaleux, vous avez discrètement emporté la boite dans vos quartiers, et avez fait semblant de vous coucher pour éloigner vos serviteurs, qui, eux-aussi, ont fait mine de repartir dans les leurs à l’opposé du palais. Et tandis que le Sénateur Ny tentait de ramener le Chevalier Kleptèr à une raison perdue il y a longtemps, vous avez enduit la boite d’huile afin de récupérer le sang dans l’urne de votre frère, puis ranger boite et urne dans votre sanctuaire. Vous êtes alors sorti de votre chambre, afin d’épier la querelle entre vos deux amis. Sitôt celle-ci terminée, vous avez fait signe au Chevalier Kleptèr de vous rejoindre dans votre chambre… »

Astèr leva difficilement ses yeux déments et éplorés vers elle, mais sans réussir à aller jusqu’à nier de la tête. Cette partie-là était après tout complètement vraie.

« Nombre de serviteurs dans la maison nous ont en effet confirmé que vous aviez des rapports intimes avec le Chevalier Kleptèr, et vous-même n’avez pas vraiment trouvé le courage de prétendre le contraire tout à l’heure…

Toutes les preuves que nous avons réuni sur le lieu du crime, indiquent que le meurtre a eu lieu à l’endroit même où nous avons retrouvé la victime, soit à quelques dizaines de pas à peine de votre chambre. Après vos ébats, vous avez donc emmené le Chevalier Kleptèr ici-même, et l’avait poignardé d’un coup sec au niveau de la nuque à l’aide d’un stylet très fin, vraisemblablement en acier Frekr pour endurer le choc. Je regrette vivement que nous n’ayons pas pu le retrouver malgré nos recherches, mais ce genre d’article est monnaie courante dans la maison d’un Sénateur, tout en étant d’une facilité déconcertante à faire disparaître. Vous avez donc pu l’enterrer n’importe où dans cet immense jardin, ou même le jeter dans les égouts. Après tout, vous aviez déjà toute l’expérience requise pour trouver une solution…

Le modèle que vous avez suivi pour ce meurtre n’est en effet nul autre que celui de votre petit-frère il y a quatre ans. À l’époque déjà, mon père n’avait jamais retrouvé l’arme du crime, le coup porté à la victime était exactement le même, la disposition du corps était similaire et le meurtre avait également suivi le même genre d’orgie de cruauté qu’hier soir… »

Aléthéïa baissa les yeux sur l’urne entre ses mains.

« Cette urne contient la preuve la plus convaincante de votre crime, Sénateur. Il s’agit bien sûr de l’encoche à l’intérieur…

Vous n’avez pas tué Adolis Kleptèr par intérêt ou par passion, Astèr Prodicos. »

Astèr la regarda la bouche ouverte avec une expression fasciné sur le visage. Elle ne pouvait pas mieux faire son travail à sa place…

« Vous l’avez tué par rituel.

L’huile dont vous vous êtes servi pour la conservation du sang n’aurait pu le garder liquide que quelques jours, une semaine au plus. Vous alliez donc réorganiser ce jeu immonde et remplir l’urne de votre frère de sang jusqu’à atteindre l’encoche à l’intérieur. Et, à cet instant-là, il aurait été temps de tuer le Chevalier Kleptèr, comme vous avez tué votre petit-frère.

Il était la victime parfaite, que vous avez inconsciemment créé juste pour ce meurtre. Plus jeune que vous et tout aussi cruel et fou que votre frère l’était, le parfait sacrifice sur l’autel de votre folie...

Mais je suis certaine que vous n’auriez normalement réalisé ce crime que dans des circonstances qui vous aurez avantagé : sur le domaine du Sénateur Ny par exemple. Vous auriez choisi un cadre capable de satisfaire à votre soif d’apparence, à votre fierté. Si la sauvagerie au fond de vous ne l’avait emporté sur la prudence…

C’est le jeu répugnant d’hier soir qui vous a enflammé jusqu’à causer votre perte, Sénateur. »

Aléthéïa fit signe à ses limiers.

Enfin.

L’homme mat à la petite moustache et au brassard rouge se détourna totalement de Reimès pour ne se concentrer que sur Astèr, et le reste des enquêteurs suivirent en faisant cercle autour de leur proie.

Seul, Reimès leva les yeux vers le ciel bleu aveuglant et sourit.

ENFIN !

Jusqu’aux plus petits détails, toutes les circonstances de ce drame avaient été entièrement orchestrées par lui : la rencontre entre le meurtrier et sa victime, l’approfondissement des tendances les plus viles de chacun d’entre eux, et, bien sûr, l’issue naturelle d’une telle rencontre, un meurtre parfait avec un assassin parfait pour l’endosser !

Tout avait commencé vingt mois plus tôt, quand Père avait créé le plan devant mettre un terme à la domination de Menos Kallir sur Altaïs. Ce plan reposait sur deux axes. D’un côté, il leur fallait récupérer un certain objet extrêmement utile et précieux enfoui quelque part dans la zone frontière entre le Tinaï, l’Akheron et leur Kheren. De l’autre, il s’agissait de saper un des derniers piliers de compétence du gouvernement de Menos sur sa province, Aster Prodicos. Ne resteraient derrière que les sycophantes, les corrompus et les peureux. Menos Kallir ne régnait en effet sur sa province que par la pourriture, une pourriture qui ne pouvait que finir par l’engloutir lui-même.

« Cet homme est un meurtrier, qui recommencera inéluctablement. Pousse-le à l’acte. » Ce furent les seuls mots par lesquels Père l’envoya au Tinaï chez sa cible. Il n’avait, de toute façon, pas besoin d’en savoir d’avantage, car tel était le talent incommensurable du Sage De l’Empire. Père savait en effet juger de manière infaillible du caractère de quelqu’un sur la seule base d’une poignée de renseignements, comme des lettres de correspondance, quelques témoignages ou même un simple portrait. Personne dans l’Empire n’ignorait à quel point c’était un juge génial du caractère des Pensants. Sa réputation entière était construite sur ce talent, et son personnage sur la vertu qu’il avait feint de démontrer tout au long de sa vie.

Pendant un an et demi, Reimès travailla donc inlassablement à tenir sa part de leur plan, en construisant son assassin, comme en élaborant son futur crime. Il s’arrangea pour obtenir une copie du dossier du meurtre de Rinatos directement de la tour du Sultar du Tinaï. Il explora au plus près et au plus profond le caractère d’Astèr, jusqu’à découvrir sa fascination pour le sang et la souffrance. Et, enfin, il put perfectionner son personnage de Grand-Frère, le pendant du petit-frère victime, celui qui devait le guider vers un deuxième crime. Et après avoir découvert cette crapule répugnante d’Adolis et l’avoir mis avec succès entre les mains d’Astèr, le plan semblait parti pour être un triomphe.

Et pourtant, tout faillit échouer à la dernière minute. Hier après-midi, il reçut en effet un message urgent, en provenance direct de Père : « L’objet prend priorité. Il est caché dans les ruines de Ternas en Akheron. Extrait la localisation exacte de ces ruines de ton sacrifice et rentre immédiatement à Sède. Tu es le seul à qui je peux confier la récupération de l’objet. » Et c’est à cet instant-là que cette rage et ce dégout immense s’invitèrent en lui.

Pourquoi ?

Lui qui n’avait jamais ressenti le moindre intérêt pour un autre, lui qui n’avait été créé par Père que pour le servir. Toute sa vie durant, il était passé à côté des émotions comme un spectre côtoyait son ancienne vie. Et soudainement, il se retrouvait comme consumer par une rage incompressible…

À quoi tenait-il donc tellement dans cette histoire ?

Peut-être était-ce dû au gâchis d’Astèr ? Le titre de Reimès n’était qu’un ornement. Il n’était qu’un Sénateur de pacotille, un simple déguisement pour emprunter un chemin qui le dépassait, que seul Père contrôlait. S’agissait-il donc seulement de jalousie ? Enviait-il Astèr pour son talent évident dans sa fonction, pour le rôle clair dont il avait hérité ? Et, du même coup, était-il en colère contre le gâchis terrible que son vice devait créer ?

Non.

Il était habitué à envier et à singer les autres, mais il n’avait, pour autant, jamais ressenti ainsi le quart de ses émotions actuelles. Au mieux, envier n’était jamais pour lui qu’une petite piqure sur un orgueil éteint.

Plus probablement…

Mais c’était une pensée tellement étrange pour lui…

Plus probablement, il s’agissait d’une peur. La peur de voir sa création dépasser sa finalité. Sitôt Reimès parti, cet infâme tueur en série aurait été libre. Peut-être aurait-il abandonné sa folie un temps, pour mieux la reprendre quelques années plus tard ? Ou peut-être aurait-il accompli son crime de lui-même ? Mais sans Reimès pour le guider, ce serait-il fait prendre ?

Inacceptable ! Intolérable ! Catastrophique !

Il ne pouvait pas laisser Astèr Prodicos libre… Il fallait à tout prix lui faire payer.

Il avait tout recherché de sa cible, au point même de fouiller chaque pied de la précédente scène de crime, où Rinatos avait trouvé la mort. Et c’est en découvrant l’arme du crime enterrée sous la main du cadavre qu’il avait enfin compris pourquoi Père avait dit qu’il recommencerait. Il ne s’agissait pas d’un acte de folie temporaire. C’était un meurtre rituel, une folie circulaire, qui ne pouvait que se reproduire à chaque fois que les conditions appropriées se réaliseraient.

Hier soir, en pleine dispute, il avait donc discrètement donné rendez-vous à Adolis dans le jardin, après ses ébats avec Astèr. Quand il ne jouait pas le dégoût devant les autres, il avait en réalité rencontré plusieurs fois le Chevalier aussi discrètement que possible. Celui-ci était en effet fort utile. Sa première tâche avait été de l’interroger sur le mont Ternas : disposition précise, monstres, présence des Forestiers dans la zone, bandits et autres obstacles. Adolis était un professionnel de la contrebande et lui avait livré, contre espèces sonnantes et trébuchantes, toutes ces informations avec plaisir et une certaine fiabilité. Mais si ce n’était pas leur premier échange d’information, ce fut bel et bien leur dernier…

En tant que compétence magique, Esprit ne permettait en effet pas seulement de lire les pensées ou de contrôler les actes d’un autre. Elle pouvait aussi servir à les endormir. Fatigué, enivré et en confiance, Adolis ne se rendit sans doute même pas compte que les quelques réponses qu’il lui fit à la fin de leur échange étaient emplis d’un pouvoir le menant naturellement dans les bras de Morphée. Il ne suffit alors que d’un coup sec du stylet d’Astèr donné avec précision et sans émotion en pleine nuque pour en finir. Il coucha ensuite délicatement le cadavre sur le dos, planta le stylet à la verticale dans la terre là où sa main se trouverait et recouvrit le pommeau d’une étroite couche de terre discrète. Enfin il posa sur le cadavre la boite propre qu’il avait dérobée du sanctuaire d’Astèr pendant leurs ébats. S’il lui était difficile de prédire qui Aléthéïa désignerait comme voleur de la boite, il était en revanche raisonnablement certain de comment elle s’en servirait : une édile digne de ce nom compterait nécessairement sur la lecture de leurs émotions pour trouver le coupable. Et il était plus que sûr que Grand-Frère réagirait par une surprise complète devant son apparition…

Mais il était désormais temps de mettre un terme à sa mission, comme à la folie d’Astèr. Aléthéïa et ses limiers comptaient certainement obtenir des aveux de sa part. Mais il savait mieux que personne qu’ils ne les obtiendraient jamais. Astèr ne confesserait jamais un crime qu’il n’avait pas commis. Même brisé, le Sénateur du Tinaï avait sa fierté. Chez Astèr Prodicos, tout tournait autour de son frère. La véritable clef pour lui permettre de mettre fin lui-même à sa folie résidait donc dans l’arme du crime, la même que celle qu’il avait employé sur son frère, cachée très exactement au même endroit…

 

 

Suite

 

 

 

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